Le temps

(limité) de militer.

Anonyme

J'ai 24 ans, je fais une maîtrise en sociologie et je suis à la recherche de sens, car ce que je fais m'en semble dépourvu. Il me faut quelques degrés de détachement pour m'attacher aux tâches du quotidien - écriture de travaux de session, rédaction de mon projet de mémoire, demandes de bourse pour réaliser mon terrain de recherche, participation à d'autres projets de recherche, certification éthique, lecture d'articles en boucle... comprenez-moi bien, ce que je fais me passionne. Mais je ne le ressens plus, ou du moins, pas autant qu'auparavant, car l'investissement total de ma personne dans mes activités académiques se ferait au prix d'une perte de contact avec le réel.


La vie en 2022 est d'une triste absurdité. On me répondra peut-être, en croyant déjouer cette affirmation, que toutes les générations qui nous sont contemporaines, dans nos pays occidentaux, ont dû vivre à travers des incertitudes et des horreurs - la Seconde Guerre mondiale et ses génocides; et la Guerre froide et la menace nucléaire n'en sont que des exemples. Je ne souhaite en aucun cas les minimiser en elles-mêmes ou encore l'expérience de celles et ceux qui ont vécu quand elles avaient cours. Cependant, je dirai que la crise climatique constitue une première historique, et une menace dont l'ampleur est sans précédent - la raison réside dans sa globalité (la planète est un grand écosystème dont aucune part, si petite soit-elle, n'est isolée du tout), dans la multiplicité de ses architectes (les capitalistes, par leur colonialisme et leur impéralisme, sont partout et ont des amis dans tous les États), et dans l'intérêt immédiat de ces derniers à ne pas la freiner, voire à l'accélérer toujours plus.


En voyant se dérouler la COP15, un énième rassemblement de puissants au cours duquel on fera des promesses ridiculement insuffisantes que l'on ne tiendra même pas, la seule réaction qui me permette de ne pas perdre la tête est celle du rire. Je ris, jaune, jaune sulfureux, alors que je regarde les nouvelles et les passe rapidement parce qu'elles disent toutes essentiellement la même chose. Il y a des soirs où tout ce que j'ai envie de faire, c'est me péter la face, toujours plus fort. Mais je ne peux pas, j'ai un projet de mémoire à écrire. Il y a des jours où je me dis que je devrais tout crisser là et partir militer dans un groupe écologiste. Mais je ne peux pas, parce que si je ne fais pas les études que je veux faire, je vais éventuellement devoir vivre dans la pauvreté, et ça, ça ne m'aidera pas non plus à militer. Surtout si l'inflation continue comme ça, laissez-moi vous le dire. En travaillant une heure au salaire d'auxiliaire d'enseignement à la maîtrise, j'ai apparemment à peine assez d'argent pour m'acheter une boîte de Pogos chez Métro.


Récemment, dans une lettre à une amie, j'écrivais ceci :


« J'ai beaucoup de difficulté à me projeter dans le futur. Même l'avenir à moyen-terme me semble terriblement abstrait, au point où j'ai beaucoup de mal à faire une gestion rationnelle et bureaucratique de mes affaires professionnelles. C'est comme si devant la menace étouffante et totalisante de la catastrophe avec laquelle notre génération doit composer, je devenais naufragée


accrochée à une bouée, entourée d'autres naufragé·e·s sur leurs bouées, et d'autres naufragé·e·s encore qui n'en ont pas et qui déjà, se noient


à proximité d'un grand navire où d'autres, enveloppés de fourrures et couverts de diamants, écoutent de l'opéra, boivent les meilleures bouteilles de vin, mangent du caviar, rient à gorge déployée, vomissent d'avoir trop mangé et mangent encore, et boivent encore, et rient encore. Ils nous pointent du doigt et rient et vomissent de rire devant les lamentations de ceux qui se débattent pour rester à la surface.


Et devant ce paysage, au loin, se dressent des vagues immenses, monstrueuses, devant un ciel terrible, noirci de nuages de charbon. Nous serons avalé·e·s. Je sais que tu vois exactement ce que je veux dire. La vie est une absurdité, une folie, une succession de dissonances cognitives, mais elle ne l'est pas par défaut, ce n'est pas notre faute à nous, c'est la faute d'un nombre réduit de personnes, et pourtant elles auront le pouvoir de nous tuer tou·te·s. » 


J'ai souvent contemplé l'idée de lâcher l'école. À vrai dire, je me suis à maintes reprises demandé quand est-ce que ça commençerait à arriver - quand est-ce que par vagues, les jeunes de mon âge et plus jeunes encore décideraient collectivement de se libérer du temps pour mettre le feu. La seule raison qui me pousse à ne pas abandonner mes études, c'est que je travaille avec une approche grassroots, c'est-à-dire que je veux faire de la sociologie des mouvements sociaux, en travaillant avec et pour les mouvements sociaux. Il me semble que c'est là la seule façon de faire de la sociologie qui me permette de dormir la nuit.


Mais je sais qu'un jour viendra où je ne pourrai plus dormir.